11 janvier 1894. Gauguin s’expose dans « L’Atelier des Mers du Sud »

Hier soir, avec Annette, mon ami biterrois Calmel et sa copine Yvonou, nous sommes allés, rue Vercingétorix, à la première des jeudis de Gauguin dans son nouvel «Atelier des Mers du Sud». L’atelier lui-même est des plus étonnant. Les murs sont peints en jaune de chrome et les portes et fenêtres en vert olive. Sur les murs, les dernières œuvres du «Sauvage» et des toiles de ses amis Cézanne, Van Gogh et bien d’autres. Mon paysage de Villeneuve les Escaldes y figure aussi.

Dans l’assistance, sa nouvelle maitresse, Annah la javanaise et son singe Taoa, ses voisins, le compositeur William Molard et sa compagne la sculptrice Ida Ericson, le violoniste Upaupa Schneklud, Sérusier, le nabis sculpteur Lacombe, le poète Charles Morice. Il nous lit quelques passages de Noa Noa, les souvenirs de ses amours avec Tehura, qu’il est en train d’écrire. Il nous conte les légendes maoris, le charme de l’île heureuse, en poèmes sculptés dans des stèles de bois de fer ou déployés en peintures riches et précieuses.

Les Escaldes 1891, dit à tort Banyuls Landscape

Par la suite, certains journalistes parleront de débauche au cours de ces réunions, avec consommation d’absinthe et autres alcools. Mes souvenirs sont clairs à ce sujet. Les bouteilles, la verte, se réduisaient à la traditionnelle tasse de thé que les amis de Gauguin, M. et Mme Wiliam Molard, ses voisins, confectionnaient sur le poêle, et dont, tout en devisant, chacun prenait sa part à sa guise. On faisait presque toujours de la musique classique. Le compositeur Delius, de son air aimable accompagnait un violoniste norvégien pour une sonate de Beethoven ou exécutait quelques œuvres de Grieg. Dans ce milieu, Gauguin perdait toute son arrogance farouche, se montrait bon enfant, accueillant et simple.

Paul Gauguin : Couverture de Noa Noa préparée durant son séjour parisien.

Je me mets à rêver à ces moments précieux et au destin de cet homme révolté. Il a quitté famille, amis, pays et un métier rémunérateur pour s’exiler vers ses paradis exotiques et y pratiquer son art. En serai-je capable ? Non, bien sûr. Je ne l’ai même pas suivi en Bretagne où la compagnie était des plus relevées. Mais j’adore rêver d’aventures et là, Gauguin m’en donne plein les yeux et les oreilles.

Rêver oui, mais avec Gauguin j’ai toujours peur d’une trop grande intimité car le Tahitien est un mufle. Il n’y a qu’à voir comment il s’est comporté avec «Schuff». Ce tableau de «La famille Schuffenecker» avec madame qu’il aurait tenté de séduire, en personnage dur et méprisant. Ou encore cette pauvre Juliette Huet qu’Annette lui a présenté et qu’il a peint dans le tableau «La perte du pucelage». Il le lui a fait perdre ce pucelage et lui a même fait un enfant. Décidément non. Je veux bien m’occuper de lui quand il est à Tahiti, mais j’ai trop peur des dégâts que peut faire cet homme dans un ménage, en particulier avec Annette qui a été son modèle.

George Daniel alias Marc Latham, Thou le 27 janvier 2017

Winter 1917, 100 Years Ago

December 31st. It’s snowing on Saint-Clément. The Canigou mountain and the valley are white. The house is cold. Agnès and Annette are keeping warm as much as they can in the kitchen. Yesterday morning, I sawed some wood. It helps warm myself up and adds a certain physical value to the fire I will light in the living room’s fireplace. In the courtyard, 25 cm of powdery snow. I try to clear a path to access the road. Failing to succeed, I get on my skis and ski all the way to Corneilla to pick up the mail. It’s half past noon; the post office is closed and I’m told that trains stopped circulating the day before yesterday. Hence no mail today. The house is so empty. Where are my friends? Charming Louis Bausil who would scare the help on evening parties, Gustave Violet or winemaking painter Eugène Terrus, friend of Matisse?

Winter 1917

Despite the bleakness and depressing news, 1917 was much brightened by the news that Agnès is betrothed to Louis Huc, a young army doctor, son of a wealthy landlord in Béziers. Their wedding is planned for the end of next year. Agnès and Louis can’t wait to get married but the war is still with us, more terrible and painful than ever. Louis could be called upon at any moment to serve in a field hospital on the front. Will they accept to wait until war is over? Agnès still plays music with Déodat de Séverac in Prades but this harsh wintry weather has cut us off.

Henry telegrammed from Djibouti last week to announce his success at his exam. He’s now a master mariner. I answered promptly to tell him how proud I was and that it would come in handy. I’d love to know how his young family is faring in this tropical hellhole. Armgart wrote to ask paints to paint. Won’t she write to me one of these delicious letters, filled with news, that I read secretly as Annette is jealous as a tiger?

I haven’t touched a paintbrush or pastel since my pastel portrait of Agnès as a young Catalan bride. That was last July. All this is rather depressing but it’s freezing in the atelier and the dining room is hardly inviting for painting endeavors. Because of this, I feel rusty and I will need to apply myself with much practice. Since I didn’t feel like painting, I tried my hand at woodblock printing, this beautiful but painstaking form of art. I even sent a copy to Armgart with the following explanations: “The enclosed woodblock print is my first attempt at representing the landscape as main subject. (…) I wanted to illustrate the Canigou mountain in its imposing grandeur, royally towering over Corneilla under a crown of clouds, as well as the old Roman church, nobly 900 years old, presiding over the earth and its beasts in their archaic way of life.

Tomorrow is January 1st, 1918. What will the new year bring? Will war finally end? Will I be able to paint as before?

Signed: George Daniel a.k.a. Marc Latham

Thou.

January 18, 2017

 

Hiver 1917, il y a cent ans

31 décembre. La neige tombe sur Saint-Clément. Le Canigou et la vallée sont blancs. La maison est froide. Agnès et Annette se réchauffent comme elles peuvent dans la cuisine. Hier matin j’ai scié du bois. Cela réchauffe et donne de la valeur à la flambée dans la cheminée du salon. Dans la cour, il y a 25 cm de poudreuse. Je tente bien de déblayer un passage pour accéder au chemin. N’y arrivant pas, je chausse des skis et part pour Corneilla chercher le courrier. Il est midi et demi ; la poste est fermée et l’on me dit que les trains ne circulent pas depuis avant-hier, donc pas de courrier. La maison est vide. Mais où sont les amis ? Ce charmant Louis Bausil qui effarouchait les bonnes les soirs de fête, le chantre Catalan, Gustave Violet ou le peintre vigneron, Eugène Terrus, l’ami de Matisse ?

Hiver 1917

Dans sa grisaille et ses nouvelles déprimantes, 1917 a été illuminé par les fiançailles d’Agnès avec Louis Huc, un jeune médecin militaire, fils d’un riche propriétaire du biterrois. Le mariage était prévu vers la fin de l’année. Agnès et Louis sont impatients mais la guerre est toujours là, plus terrible et lancinante que jamais. Louis peut être appelé à tous moment dans un hôpital de campagne sur le front. Accepteront-ils d’attendre la fin du conflit ? Agnès continue de faire de la musique avec Déodat de Séverac à Prades mais ce temps nous coupe de tout.

Henry m’a envoyé un télégramme de Djibouti, la semaine dernière, pour m’annoncer son succès à son examen de capitaine au long cours. Je lui ai répondu que j’étais fier de lui et que cela lui bien utile. Je rêve de savoir comment sa petite famille s’installe dans cet enfer tropical. Armgart m’a demandé des couleurs pour peindre. Ne m’enverrait-elle pas une de ses délicieuse lettres, pleines de nouvelles, que je lis en cachette d’Annette qui est jalouse comme une tigresse?

Je n’ai pas touché un pinceau ou un pastel depuis le portrait au pastel d’Agnès, en jeune fiancée catalane, de juillet dernier. Tout cela est déprimant mais il gèle dans l’atelier et la salle à manger est peu propice à la peinture. Ceci étant, je me sent rouillé et il va falloir que je me ré-exerce. N’ayant pas envi de peindre, je me suis exercé cette année sur une gravure, belle mais compliquée. J’en ai envoyé une copie à Armgart avec les explications suivantes : La gravure que je vous met ici est mon premier essai de paysage en tant que sujet principal. (…) J’ai voulu exprimer le Canigou dans sa grandeur imposante dominant royalement Corneilla sous sa couronne de nuages et la vieille église romane, noble de ses 900 ans, président à la terre et aux bêtes dans leur vie archaïque.

Demain 1er janvier 1918. De quoi sera faite cette nouvelle année ? La guerre va-t-elle enfin se terminer ? Pourrais-je me remettre à peindre comme avant ?

George Daniel alias Marc Latham, Thou

Le 18 janvier 2017