31 décembre. La neige tombe sur Saint-Clément. Le Canigou et la vallée sont blancs. La maison est froide. Agnès et Annette se réchauffent comme elles peuvent dans la cuisine. Hier matin j’ai scié du bois. Cela réchauffe et donne de la valeur à la flambée dans la cheminée du salon. Dans la cour, il y a 25 cm de poudreuse. Je tente bien de déblayer un passage pour accéder au chemin. N’y arrivant pas, je chausse des skis et part pour Corneilla chercher le courrier. Il est midi et demi ; la poste est fermée et l’on me dit que les trains ne circulent pas depuis avant-hier, donc pas de courrier. La maison est vide. Mais où sont les amis ? Ce charmant Louis Bausil qui effarouchait les bonnes les soirs de fête, le chantre Catalan, Gustave Violet ou le peintre vigneron, Eugène Terrus, l’ami de Matisse ?
Dans sa grisaille et ses nouvelles déprimantes, 1917 a été illuminé par les fiançailles d’Agnès avec Louis Huc, un jeune médecin militaire, fils d’un riche propriétaire du biterrois. Le mariage était prévu vers la fin de l’année. Agnès et Louis sont impatients mais la guerre est toujours là, plus terrible et lancinante que jamais. Louis peut être appelé à tous moment dans un hôpital de campagne sur le front. Accepteront-ils d’attendre la fin du conflit ? Agnès continue de faire de la musique avec Déodat de Séverac à Prades mais ce temps nous coupe de tout.
Henry m’a envoyé un télégramme de Djibouti, la semaine dernière, pour m’annoncer son succès à son examen de capitaine au long cours. Je lui ai répondu que j’étais fier de lui et que cela lui bien utile. Je rêve de savoir comment sa petite famille s’installe dans cet enfer tropical. Armgart m’a demandé des couleurs pour peindre. Ne m’enverrait-elle pas une de ses délicieuse lettres, pleines de nouvelles, que je lis en cachette d’Annette qui est jalouse comme une tigresse?
Je n’ai pas touché un pinceau ou un pastel depuis le portrait au pastel d’Agnès, en jeune fiancée catalane, de juillet dernier. Tout cela est déprimant mais il gèle dans l’atelier et la salle à manger est peu propice à la peinture. Ceci étant, je me sent rouillé et il va falloir que je me ré-exerce. N’ayant pas envi de peindre, je me suis exercé cette année sur une gravure, belle mais compliquée. J’en ai envoyé une copie à Armgart avec les explications suivantes : La gravure que je vous met ici est mon premier essai de paysage en tant que sujet principal. (…) J’ai voulu exprimer le Canigou dans sa grandeur imposante dominant royalement Corneilla sous sa couronne de nuages et la vieille église romane, noble de ses 900 ans, président à la terre et aux bêtes dans leur vie archaïque.
Demain 1er janvier 1918. De quoi sera faite cette nouvelle année ? La guerre va-t-elle enfin se terminer ? Pourrais-je me remettre à peindre comme avant ?
George Daniel alias Marc Latham, Thou
Le 18 janvier 2017